mardi 18 mai 2010

LA TRAME D'UNE VIE



"Certains sujets sont dans l'air du temps, ils sont aussi dans la trame d'une vie."

Ainsi Marguerite Yourcenar nous prévient-elle dans la préface de "Alexis ou le traité du vain combat" que son sujet, exploité par Gide et ses successeurs, et qui touche à la question de "la liberté sensuelle" est davantage "un problème de liberté d'expression" qui nous renvoie aussi à la trame du discours.

Lue dans mon adolescence, la lettre-confession de cet Alexis, magnifique "portrait d'une voix" m'avait séduit par son propos et ses vertus libératrices quant à ce fameux "secret physiologique" auquel peut parfois se réduire une vie. Aujourd'hui, ce récit me trouble tout autant par la forme qu'y prend le discours que par son contenu même.




La haute tenue du style de Yourcenar pour faire parler son Alexis est une marque de grande élégance morale et un repli dans les draperies d'une pudeur sans puritanisme. Le refus de l'auteur et donc du narrateur de nommer pécisemment son désir et les actes qui en découlent, d'utiliser ces "mots-étiquettes" et de livrer des anecdoctes salaces, est tout d'abord compris comme une marque de délicatesse à l'endroit de la narrataire et réceptrice de cette confession, la jeune épouse délaissée Monique à la candeur maternelle qu'on ne saurait outrager.

Mais il est aussi une stratégie de persuasion et de perturbation, celle de dire le moins pour suggérer le plus. Rien de mieux que le non-dit pour corrompre l'imagination du lecteur, on le sait depuis Racine. Bien qu'elle souligne dans sa préface qu'elle doit moins à Gide qu'à Rilke dans son inspiration alexinienne, Marguerite Yourcenar se glisse dans l'écriture hyper-classique que l'auteur de "La porte étroite" a su remettre dans l'air du temps de ces années 20. Euphémismes, litotes, art de la suggestion, ruses de la préterition, abus de non-dits et de silences... toute la finesse de l'allusif Alexis tient en ces figures de l'esquive, du contournement, de l'affleurement plein de retenue mais où l'on sent palpiter la pulsion ardente de la transgression.


Si cette transgression est effective dans le domaine des sens, elle demeure en suspension dans celui du langage et c'est au-dessus de certaines lacunes textuelles et d'ellipses vertigineuses qu'elle fait frissoner le plus.

"Je ne décrirai pas la recherche hallucinée du plaisir, les déconvenues possibles, l’amertume d’une humiliation morale bien pire qu’après la faute, lorsque aucun apaisement ne vient la compenser. Je passe sur le somnambulisme du désir, la brusque résolution qui balaie toutes les autres, l’alacrité d’une chair qui, enfin, n’obéit plus qu’à elle-même. Nous décrivons souvent le bonheur d’une âme qui se débarrasserait de son corps : il y a des moments, dans la vie, où le corps se débarrasse de l’âme."

La première rencontre érotique, longuement différée par les cinquante premières pages et qui pourrait constituer le moment-clef de toute confession, est en fait un scandaleux moment de stratégie narrative de la part d'Alexis. Scandale au sens étymologique de skándalon en grec ancien :« piège placé sur le chemin pour faire trébucher ». Rien ne nous est livré sinon une formule pleine de lyrisme affecté et d'impersonnalité pratique:

"Ce n'était pas ma faute si ce matin-là, je rencontrai la beauté..."



Pas même les points de suspension ne nous sont épargnés! Si le jeune Alexis en ce matin de fatalité trébucha sur son destin sexuel et chuta sur l'allégorie de la beauté, le lecteur lui, derrière la pauvre Monique, trébuche sur ses propres attentes déçues et tombe dans le panneau d'une béance textuelle qui est comme la bouche des enfers où rampent tous nos fantasmes.
Quelle est cette beauté rencontrée comme au carrefour des routes du bien et du mal?
Alexis ouvre une piste en parlant dans la page précedente, des tziganes qu'il croisait dans la campagne voisine. Nous sommes en territoire bohème, et le gitan est l'incarnation parfaite de l'Eros d'Alexis: la marginalité, l'errance, la pauvreté, l'ostracisme, la violence, le danger et, ne le négligeons pas, la musique.
Dans cette oeuvre composée comme une sonate et jouée "moderato cantabile", la part faite au silence et à la musique est essentielle.
"J'avais réduit mon âme à une seule mélodie plaintive et monotone; j'avais fait de ma vie du silence, où ne devait monter qu'un psaume."




Quoi de mieux en effet que la musique pour" traduire un trouble"? La scène finale tient lieu de soudain épanchement personnel, non dans le langage, cet instrument étriqué et trompeur, mais dans l'interprétation au piano d'une symphonie pastorale des sens et de l'âme.
"Il m'a toujours semblé que la musique ne devrait être que le trop plein d'un grand silence."
Déchirement du gris, sortie du flou, épiphanie d'un aveu qui n'ose dire son nom, incantation au trouble... Alexis est tout cela à la fois avec son "écriture à voix basse" dont le finale triomphant se joue pourtant en sourdine.


1 commentaire:

St Loup a dit…

Très touché. Merci de ce bonheur.
"Tout bonheur est une innocence".
Marguerite Yourcenar, Alexis ou le traité du vain combat.